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Simenon, Georges - La nuit du carrefour

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Simenon, Georges - La nuit du carrefour
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La nuit du carrefour
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Описание книги "La nuit du carrefour"

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Quand Maigret, avec un soupir de lassitude, écarta sa chaise du bureau auquel il était accoudé, il y avait exactement dix-sept heures que durait l'interrogatoire de Carl Andersen.

On avait vu tour à tour, par les fenêtres ans rideaux, la foule des midinettes et des employés prendre d'assaut, à l'heure de midi, les crémeries de la place Saint-Michel, puis l'animation faiblir, la ruée de six heures vers les métros et les gares, la flânerie de l'apéritif.

La Seine s'était enveloppée de buée. Un dernier remorqueur était passé, avec feux verts et rouges, traînant trois péniches. Dernier autobus. Dernier métro. Le cinéma dont on fermait les grilles après avoir rentré les panneaux-réclame...






— Dis donc, ma cocotte ! lança le garagiste à sa femme, quand nous aurons fait notre temps de dur, on visitera les musées aussi, pas vrai ?… Et on se pâmera tous les deux, la main dans la main, devant la Joconde…

— Nous nous sommes installés ici, poursuivit Else avec volubilité, parce que Carl craignait toujours de rencontrer un de mes anciens complices… Il devait travailler pour vivre, puisqu’il avait renoncé à la fortune de ses parents… Pour mieux dépister les gens, il me faisait passer pour sa sœur… Mais il restait inquiet… Chaque fois qu’on sonnait à la grille, il sursautait… car Hans est parvenu à s’échapper de prison et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu… Carl m’aime, c’est sûr…

— Et pourtant… dit rêveusement Maigret…

Alors, agressive, elle poursuivit :

— Je voudrais bien vous y voir !… La solitude, tout le temps !… Et rien que des conversations sur la bonté, sur la beauté, sur le rachat d’une âme, sur l’élévation vers le Seigneur, sur les destinées de l’homme… Et des leçons de maintien !… Et, quand il partait, il m’enfermait, sous prétexte qu’il craignait pour moi la tentation… En réalité, il était jaloux comme un tigre… Et passionné donc !…

— Après ça, si l’on prétend que je n’ai pas le coup d’œil américain !… fit M. Oscar.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? lui demanda Maigret.

— Je l’ai repérée, tiens donc !… C’était facile !… J’ai bien senti que tous ses airs étaient des faux airs… Un moment, je me suis même demandé si le Danois n’en était pas, lui aussi… Mais je me suis méfié de lui… J’ai préféré tourner autour de la poule. T’agite pas, bobonne !… Tu sais bien qu’au fond c’est toujours à toi que je suis revenu… Tout ça, c’étaient les affaires !… J’ai rôdé autour de la bicoque, quand N’a-qu’un-œil n’était pas là… Un jour, on a engagé la conversation, par la fenêtre, car la donzelle était bouclée. Elle a tout de suite vu de quoi il retournait… Je lui ai lancé une boulette de cire pour prendre les empreintes de sa serrure… Le mois d’après, on se retrouvait au fond du parc et on parlait boutique… C’est pas sorcier… Elle en avait marre de son aristo… Son cœur tirait après le milieu, quoi !…

— Et depuis lors, dit lentement Maigret, vous avez pris l’habitude, Else, de verser chaque soir du véronal dans la soupe de Carl Andersen ?

— Oui…

— Et vous alliez rejoindre Oscar ?

La femme du garagiste, les yeux rouges, retenait ses sanglots.

— Ils m’ont trompée, commissaire !… Au début, mon mari prétendait que ce n’était qu’une copine, que c’était une bonne action de la sortir de son trou… Alors, il nous emmenait toutes les deux, la nuit, à Paris… On faisait la bombe avec les amis… Moi, je n’y voyais que du feu, jusqu’au jour où je les ai surpris…

— Et puis après ?… Un homme, ce n’est pas un moine… Elle dépérissait, la pauvre…

Else se taisait. Le regard trouble, elle semblait mal à l’aise.

Soudain Lucas descendit une fois de plus.

— Il n’y a pas d’alcool à brûler dans la maison ?…

— Pour quoi faire ?

— Désinfecter les instruments…

Ce fut elle qui se précipita vers la cuisine, bouscula des bouteilles.

— Voilà ! dit-elle. Est-ce qu’ils vont le sauver ?… Est-ce qu’il souffre ?…

— Saloperie !… gronda entre ses dents Michonnet, qui était prostré depuis le début de cet entretien.

Maigret le regarda dans les yeux, s’adressa au garagiste.

— Et celui-là ?

— Vous n’avez pas encore compris ?…

— A peu près… Le carrefour comporte trois maisons… Il y avait toutes les nuits de drôles d’allées et venues… C’étaient les camions de légumes qui, en revenant à vide de Paris, ramenaient les marchandises volées… De la maison des Trois-Veuves, il n’y avait pas à s’inquiéter… Mais il restait la villa…

— Sans compter qu’on manquait d’un homme respectable pour revendre certains trucs en province…

— C’est Else qui a été chargée d’avoir Michonnet ?

— Ce ne serait pas la peine d’être jolie fille !… Il s’est emballé… Elle nous l’a amené une nuit et on l’a fait au champagne ! On l’a conduit une autre fois à Paris et ça a été une de nos plus belles bombes, tandis que sa femme le croyait en tournée d’inspection… Il était cuit !… On lui a mis le marché en main… Le plus rigolo, c’est qu’il a cru que c’était arrivé et qu’il est devenu jaloux comme un collégien. C’est pas marrant ?… Avec sa gueule d’encaisseur de chez Dufayel !…

On entendit un bruit indéfinissable, là-haut et Maigret vit Else qui devenait toute blanche et qui se désintéressait désormais de l’interrogatoire pour tendre l’oreille.

La voix du chirurgien se fit entendre.

— Tenez-le…

Et il y avait deux moineaux sautillant sur le gravier blanc de l’allée.

Maigret, tout en bourrant sa pipe, fit une fois de plus le tour des prisonniers.

— Il ne reste qu’à savoir qui a tué… Silence !

— Moi, pour recel, je ne risque que…

Le commissaire fit taire le garagiste d’une bourrade impatiente.

— Else apprend par les journaux que des bijoux volés à Londres et qui valent deux millions doivent être en la possession d’Isaac Goldberg, qu’elle a connu alors qu’elle faisait partie de la bande de Copenhague… Elle lui écrit pour lui donner rendez-vous au garage et lui promettre de racheter les diamants un bon prix… Goldberg, qui se souvient d’elle, ne se méfie pas, arrive dans sa voiture…

» On boit le champagne, dans la maison… On a fait appel à tous les renforts… Autrement dit, vous êtes tous là… La difficulté, c’est de se débarrasser du cadavre, une fois l’assassinat commis…

» Michonnet doit être nerveux, car c’est la première fois qu’il entre en contact avec un vrai drame… Mais sans doute lui verse-t-on à boire plus qu’aux autres…

» Oscar doit être d’avis d’aller jeter le cadavre dans un fossé, à bonne distance…

» C’est Else qui a une idée… Silence !… Elle en a assez de vivre enfermée le jour et de devoir se cacher la nuit… Elle en a assez des discours sur la vertu, sur la bonté et sur la beauté ! Elle en a assez aussi d’une vie médiocre, de compter les sous un à un…

» Elle en est arrivée à haïr Carl Andersen. Mais elle sait qu’il l’aime assez pour la tuer plutôt que de la perdre…

» Elle boit !… Elle crâne !… Elle a une idée étourdissante… C’est de mettre ce crime sur le compte de Carl lui-même !… Sur le compte de Carl qui ne la soupçonnera même pas, tant son amour l’aveugle…

» Est-ce vrai, Else ?…

Pour la première fois, elle détourna la tête.

— La Minerva, maquillée, sera emmenée loin de la région, revendue ou abandonnée… Il faut empêcher tous les vrais coupables d’être soupçonnés… Michonnet, surtout, a peur… Alors, on décide de prendre sa voiture, ce qui est bien le meilleur moyen de le blanchir… C’est lui qui portera plainte le premier, qui fera du bruit autour de sa six cylindres disparue… Mais il faut aussi que la police aille chercher le cadavre chez Carl… Et voilà l’idée de la substitution d’autos qui naît…

» Le cadavre est installé au volant de la six cylindres. Andersen, drogué, dort profondément, comme tous les soirs. On conduit l’auto dans son garage. On amène la petite 5 CV dans celui des Michonnet…

» La police ne s’y retrouvera pas !… Et il y a mieux !… Dans le pays, Carl Andersen, trop distant, passe pour un demi-fou… Les paysans se laissent effrayer par son monocle noir…

» On l’accusera !… Et tout est assez bizarre dans cette affaire pour s’harmoniser avec sa réputation, avec sa silhouette !… D’ailleurs, prisonnier, ne se tuera-t-il pas pour éviter le scandale qui pourrait rejaillir sur sa famille si l’on découvrait sa véritable identité ?…

Le petit docteur d’Arpajon passa la tête par l’entrebâillement de la porte.

— Encore un homme… Pour le tenir… On n’a pas pu l’endormir…

Il était affairé, cramoisi. Il restait un inspecteur dans le jardin.

— Allez !… lui cria Maigret.

A ce moment précis, il reçut un choc inattendu à la poitrine.

XI


Else

C’était Else qui s’était jetée sur lui, qui sanglotait convulsivement, qui bégayait d’une voix plaintive :

— Je ne veux pas qu’il meure !… Dites !… Je… C’est affreux…

Et c’était si saisissant, on la sentit si sincère que les autres, les hommes à face patibulaire rangés contre le mur, n’eurent pas un ricanement, pas un sourire.

— Laissez-moi aller là-haut !… Je vous en supplie… Vous ne pouvez pas comprendre…

Mais non ! Maigret l’écartait. Elle allait s’écrouler sur ce divan sombre où il l’avait vue pour la première fois, énigmatique dans sa robe de velours noir à col montant.

— Je termine !… Michonnet a joué son rôle à merveille… Il l’a joué d’autant plus aisément qu’il s’agissait de passer pour un petit-bourgeois ridicule qui, dans un drame sanglant, ne pense qu’à sa six cylindres… L’enquête commence… Carl Andersen est arrêté… Le hasard fait qu’il ne se suicide pas et même qu’il est relâché…

» Pas un instant il n’a soupçonné sa femme… Il ne la soupçonnera jamais… Il la défendrait même contre l’évidence…

» Mais voilà Mme Goldberg qui est annoncée, qui arrive, qui sait peut-être qui a attiré son mari dans ce piège et qui va parler…

» Le même homme qui a tué le diamantaire la guette…

Il les regarda un à un, pressa désormais le débit, comme s’il eût eu hâte d’en finir.

— L’assassin a mis les souliers de Carl, qu’on retrouvera ici couverts de la boue du champ… C’est vouloir trop prouver !… Et pourtant il faut que le Danois soit reconnu coupable, faute de quoi les vrais assassins ne tarderont pas à être démasqués… L’affolement règne…

» Andersen doit aller à Paris, car il manque d’argent. Le même homme toujours, qui a commis les deux premiers crimes, l’attend sur la route, joue le rôle de policier, monte dans la voiture à son côté…

» Ce n’est pas Else qui a imaginé ça… Je crois plutôt que c’est Oscar…

» Parle-t-on à Andersen de le reconduire à la frontière, ou de la confronter avec quelqu’un dans quelque ville du Nord ?…

» On lui fait traverser Paris… La route de Compiègne est bordée de bois touffus… L’assassin tire, à bout portant une fois encore… Sans doute entend-il une autre voiture derrière lui… Il se presse… Il lance le corps dans le fossé… Il s’occupera au retour de le cacher plus soigneusement…

» Ce qu’il faut au plus vite, c’est détourner les soupçons… C’est fait… L’auto d’Andersen est abandonnée à quelques centaines de mètres de la frontière belge…

» Conclusion fatale de la police : « Il a passé à l’étranger ! Donc il est coupable… »

» L’assassin revient avec une autre voiture… La victime n’est plus dans le fossé… Les traces laissent supposer qu’elle n’est pas morte…

» C’est par téléphone que l’homme chargé de tuer en avise M. Oscar, de Paris… Il ne veut rien entendre pour revenir dans un pays pourri de flics…

» L’amour de Carl pour sa femme est passé à l’état de légende… S’il vit, il reviendra. S’il revient, il parlera peut-être…

» Il faut en finir… Le sang-froid manque… M. Oscar ne se soucie pas de travailler lui-même…

» N’est-ce pas le moment de se servir de Michonnet ?… De Michonnet qui a tout sacrifié à son amour pour Else et à qui l’on fera faire le dernier saut ?…

» Le plan est soigneusement étudié. M. Oscar et sa femme s’en vont à Paris, ostensiblement, en annonçant leurs moindres déplacements…

» M. Michonnet me fait venir chez lui et se montre immobilisé par la goutte dans son fauteuil…

» Sans doute a-t-il lu des romans policiers… Il apporte en cette affaire les mêmes ruses que dans ses affaires d’assurances…

» A peine suis-je sorti qu’il est remplacé dans le fauteuil par un manche à balai et par une boule de chiffons… La mise en scène est parfaite… De dehors, l’illusion est complète… Et Mme Michonnet, terrorisée, accepte de jouer sa partie dans la comédie, feint, derrière le rideau, de soigner le malade…

» Elle sait qu’il y a une femme dans l’affaire… Elle est jalouse aussi… Mais elle veut sauver son mari malgré tout, parce qu’elle garde l’espoir qu’il lui reviendra…

» Elle ne se trompe pas… Michonnet a senti qu’on s’était joué de lui… Il ne sait plus s’il aime Else ou s’il la hait, mais ce qu’il sait, c’est qu’il la veut morte…

» Il connaît la maison, le parc, toutes les issues… Peut-être n’ignore-t-il pas qu’Else a l’habitude, le soir, de boire de la bière…

» Il empoisonne la bouteille, dans la cuisine… Il guette dehors le retour de Carl…

» Il tire… Il est à bout… Il y a des agents partout… Le voilà caché dans le puits, qui est à sec depuis longtemps.

» Il n’y a que quelques heures de cela… Et pendant ce temps, Mme Michonnet a dû jouer son rôle… Elle a reçu une consigne… S’il se passe quelque chose d’anormal autour du garage, il faut qu’elle téléphone à Paris, à la Chope-Saint-Martin…

» Or, je suis au garage… Elle m’a vu entrer… Je tire des coups de revolver…

» La lampe éteinte avertit les autos complices de ne pas s’arrêter.

» Le téléphone fonctionne… M. Oscar, sa femme et Guido, qui les accompagne, sautent dans une voiture, passent en trompe, essaient à coups de revolver de me supprimer, moi qui suis vraisemblablement le seul à savoir quelque chose…

» Ils ont pris la route d’Etampes et d’Orléans. Pourquoi, alors qu’ils auraient pu fuir par une autre route, dans une direction différente ?…

» Parce que, sur cette route, roule à ce moment un camion à qui le mécano a remis une roue de rechange… Et cette roue contient les diamants !…

» Il faut rejoindre le camion et alors seulement, les poches garnies, gagner la frontière…

» Est-ce tout ?… Je ne vous demande rien !… Silence !… Michonnet est dans son puits… Else, qui connaît les lieux, se doute que c’est là qu’il est caché… Elle sait que c’est lui qui a tenté de l’empoisonner… Elle ne se fait pas d’illusions sur le bonhomme… Arrêté, il parlera… Alors, elle se met en tête d’aller en finir avec lui…

» A-t-elle fait un faux mouvement ?… Toujours est-il que la voilà dans le puits avec lui… Elle tient un revolver à la main… Mais il lui a sauté à la gorge… Il lui étreint le poignet de l’autre main… Le combat se poursuit dans l’obscurité… Une balle part… Else crie, malgré elle, parce qu’elle a peur de mourir…


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